Le contexte planétaire actuel est marqué par une dégradation de l’environnement, une augmentation de la densité des populations et une raréfaction des surfaces de production agricole et des ressources naturelles. Cette pression sur les matières premières agricoles se répercute sur la demande en ressources protéiques dont un triplement est attendu, particulièrement dans les pays en développement.
Alors que ces derniers cherchent à combattre la malnutrition et à réussir leur transition alimentaire vers un régime plus riche en protéines, les pays développés affichent une consommation plus ou moins stable en protéines et se préoccupent davantage de problèmes de surpoids et d’obésité. Ainsi, près d’un milliard d’individus dans le monde ne mangent pas à leur faim tandis qu’une proportion à peu près équivalente souffre de surpoids ou d’obésité.
Ces différences de contexte laissent entrevoir des opportunités de développement pour des sources alternatives de protéines, en réponse à des situations particulières d’alimentation avec des besoins nutritionnels propres (alimentation infantile, dénutrition, nutrition sportive…), ou pour apporter une diversification de l’offre alimentaire auprès de ceux qui peuvent se permettre de choisir.
L’Europe cherche depuis plusieurs années à reconstruire son autosuffisance protéique, ou du moins à limiter son déficit. Dans cette optique, elle déploie aujourd’hui d’importants moyens dans le cadre de son programme de recherche pour les projets portant sur la production durable de protéines, dont celles d’insectes, de micro-algues et de micro-organismes, qui représentent des voies d’exploration innovantes à la fois pour la nutrition animale et l’alimentation humaine.
La biodiversité et les insectes
Les insectes surpassent de très loin tous les autres groupes d’organismes vivants, en nombre d’espèces et en nombre d’individus. Ils représentent deux tiers des espèces vivantes de la planète et 80 % des espèces animales, soit plus d’un million d’espèces.
Les insectes qui font partie du phylum des arthropodes sont présents dans les écosystèmes occupant une grande diversité́ d’habitats aquatiques et terrestres, notamment tropicaux.
Plus de 2 000 espèces sont consommées à ce jour dans le monde. Récoltés dans la nature, les insectes apparaissent comme une ressource inépuisable. Les principaux insectes consommés en alimentation humaine ou animale en Europe sont les grillons (acheta domesticus), les criquets (locusta migrans), les vers de farine (tenebrio molitor) ou encore les larves de mouche soldat noire (hermetia illucens).
Ils constituent une source abondante et diversifiée pour des composés à valoriser dans des secteurs tels que l’agroalimentaire (protéines pour l’alimentation humaine et animale), l’énergie (acide gras pour la production de biocarburant) ou la santé et la cosmétique (molécules à haute valeur ajoutée).
Les insectes sont présentés par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) comme étant une source de protéines alternatives prometteuse, tant pour leur faible impact environnemental que pour leur qualité nutritionnelle. En effet, l’élevage d’insectes présente de nombreux avantages par rapport à l’élevage traditionnel (faible impact environnemental, excellente productivité, alimentation très variée et taux de conversion de la biomasse en produits animaux comestibles supérieur à celui des animaux d’élevage). Les insectes nécessitent peu d’espace et rejettent 99 % de GES (gaz à effet de serre) de moins que leur équivalent en bœuf, au kilogramme de protéines produit. Ils ont également des capacités de conversion énergétique extrêmement élevées, ce qui leur permet de produire de grandes quantités de protéines sans pour autant avoir des besoins élevés en nourriture et en eau.
Émergence d’une filière industrielle
Si l’entomoculture suscite, depuis quelques années, de nombreuses vocations face à la nécessité de trouver des sources alternatives de protéines, c’est parce que le contexte est très favorable au développement de cette nouvelle filière. Il l’est d’autant plus que, pour certains des acteurs engagés dans des projets pilotes et industriels, l’enjeu des protéines alternatives est concomitant avec celui de l’économie circulaire autour du traitement des biodéchets. Selon les insectes utilisés, il est possible de les nourrir avec des déchets végétaux et alimentaires, permettant ainsi de coupler efficacement une problématique environnementale et économique. La mouche soldat noire, par exemple, a la capacité de convertir un grand nombre de biodéchets alimentaires.
En Europe, la production d’insectes commence à se développer. Les farines d’insectes disposent d’un fort potentiel de développement pour l’aquafeed, qui connait une croissance régulière de 10 % par an dans le monde. Face à cette progression, le recours à des farines d’insectes en substitution aux farines de poisson, ressource peu durable, apparait comme une alternative intéressante. Ces farines d’insectes pourraient également répondre au besoin mondial supplémentaire de protéines pour la petfood, estimé à 600 000 tonnes par an à l’horizon 2025.
Plusieurs entreprises se sont lancées, ces dernières années, dans la valorisation des insectes en nutrition animale et alimentation humaine. Elles se sont organisées en une association de producteurs pour se structurer en une véritable filière, l’International Platform of Insects for Food and Feed (IPIFF), qui réunit des grandes entreprises et des startup. Les grandes entreprises sont généralement issues du secteur du biocontrôle et reconverties dans la production d’aliments, par exemple COPERT, Hermetia et Protifarm. Parmi les startup, les plus emblématiques sont Protix, Jimini’s, Ÿnsect, InnovaFeed, Agronutris, Bioflytech et Millibeter.
Si, jusqu’à présent, le modèle de production reposait sur des pilotes ou démonstrateurs de petite capacité, des unités de production industrielles commencent à se mettre en place, avec la perspective de produire plusieurs milliers de tonnes. La faisabilité industrielle à grande échelle et à coûts compétitifs d’une filière de production reste cependant à démontrer.
Au cours de ces dix dernières années, de nombreux projets de recherche (DESIRABLE, ECODIPTERA, GREEiNSECT, SUPRO2, PROteINSECT, AquaFly…) ont ainsi été lancés pour lever les verrous techniques et économiques. Ces projets se sont intéressés à l’amélioration des conditions d’élevage, à la valorisation de la biomasse par les insectes, aux procédés de transformation des insectes, à la caractérisation, et à la valorisation des insectes et de leurs constituants. Le projet français DESIRABLE (conception d’une bioraffinerie d’insectes pour contribuer à des systèmes agroalimentaires plus durables) se propose quant à lui de couvrir les problématiques de sous-valorisation de coproduits de biomasse et de production locale de ressources riches en protéines, via un procédé de bioconversion par les insectes en protéines, adaptées à l’alimentation d’animaux (poisson et poulet). Il intègre une vision globale de la filière, de l’utilisation des déchets organiques jusqu’à la consommation de poissons et de volailles.
Malgré les freins réglementaires et psychologiques, des entrepreneurs tentent de réinsérer l’insecte dans l’alimentation du consommateur occidental. Ainsi, ils proposent et commercialisent des insectes comestibles, sur Internet ou en vente directe, et plus récemment avec des tentatives en grande distribution, des insectes entiers, déshydratés à cuisiner ou assaisonnés et prêts à manger pour l’apéritif (associés à des marqueurs gustatifs : curry, sésame, ail et fines herbes), ou encore incorporés dans des biscuits sucrés ou salés. Les variétés les plus couramment commercialisées sont surtout les grillons, les criquets, les vers de farine, mais également les vers à soie, les vers de bambou, les scarabées, les termites et les punaises d’eau.
L’intégration des insectes dans notre alimentation et celle des animaux passe non seulement par une évolution du cadre réglementaire et du regard des sociétés occidentales sur la consommation d’insectes, mais aussi par un effort d’innovation à engager par la recherche publique et privée. La mise en place de projets de R&D en vue de sortir de nouveaux produits en agroalimentaire est indispensable, même si ce n’est pas à la portée de tous les industriels. Elle nécessite une prise de risque, un effort de recherche et d’application pour disposer de méthodes industrielles de transformation et de stabilisation afin d’assurer la qualité et la sécurité sanitaire des produits élaborés.
Par SAMIR MEZDOUR, chercheur à AgroParisTech
autre source : https://www.actu-environnement.com/blogs/emmanuel-adler/101/insectes-valoriser-residus-organiques-146.html